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L'ACADÉMIE DE MARSEILLE, POUR QUOI FAIRE ?






    Avoir près de trois cents ans n'est pas, de nos jours, une justification suffisante. Il ne suffit plus d'être : il faut démontrer que l'on a raison d'exister. Encore notre temps n'admet-il que des justifications fondées sur l'utilité, la rentabilité, le progrès économique et social. Comme toutes les Académies, l'Académie de Marseille vit, de ce point de vue, dans un autre monde, celui de la gratuité, du loisir et du plaisir.

    Certes l'on pourrait tricher et tenter de prouver que l'Académie est utile. Ne distribue-t-elle pas chaque année de nombreux prix, destinés à encourager les lettres, les arts et la vertu ? Cela devrait servir à stimuler et à provoquer les talents. Mais, à notre époque, ce rôle ne peut plus se jouer avec des moyens dérisoires : des prix prestigieux existent, qui rapportent des millions aux lauréats, et des bourses ont été instituées pour assurer à des écrivains et à des artistes une ou plusieurs années de loisirs créateurs. Les prix académiques provinciaux, et notamment ceux de l'Académie de Marseille, ne peuvent être que des récompenses symboliques, analogues aux prix que l'on décernait jadis dans les lycées et collèges. Ils témoignent de la bonne volonté d'une institution pauvre envers des auteurs de bonne volonté dont ils ne peuvent en aucune façon couronner ou susciter la réussite. Leur utilité est donc toute morale, surtout dans un pays comme le nôtre où tout succès vient de la capitale. Cela garantit l'honnêteté des choix : nulle pression économique ne vient tenter de les infléchir. L'Académie est d'autant plus à l'abri qu'elle est à l'extérieur des luttes d'influence en vue du lancement des best-sellers. Elle peut, et ses lauréats avec elle, en tirer une légitime fierté. Cela fonde son utilité morale. Mais partout autour d'elle, aujourd'hui, rien ne se justifie que par l'utilité pratique.

    Le loisir même est occasion de profits. C'est un paradoxe de notre civilisation qu'elle augmente le temps libre par la diminution des heures de travail, et que chacun pourtant s'y déclare de moins en moins disponible. Délivré en partie de la contrainte des horaires du bureau et de l'atelier, l'homme d'aujourd'hui s'invente des obligations : kilomètres à dévorer en voiture ou en avion, émissions de télévision à ne pas manquer, derniers  tubes  des hit-parades à écouter d'urgence. Chacun est happé par les divertissements. L'Académie, sur ce point encore, ne peut rien apporter que de symbolique. Les agences de voyages et les moyens de publicité, voilà ce qui a de l'influence sur la vie, non les modestes activités publiques d'une institution culturelle. Qui choisirait d'aller écouter une conférence placée sous son patronage au lieu de regarder un feuilleton à succès ? Qui s'enfermerait dans une salle de travail les jours de week-end pour un colloque académique ? L'abondance des distractions qui saisissent l'homme depuis l'extérieur, sans qu'il ait d'efforts à faire, ruine les activités intellectuelles qui occupaient seules autrefois le loisir soigneusement ménagé en vue d'en tirer un profit personnel. L'Académie, en ce domaine, est une heureuse survivance. Son utilité, là encore, est seulement morale : elle témoigne en faveur du seul enrichissement de l'esprit. Comme les meilleures des Sociétés savantes, elle prouve qu'il est encore des hommes qui trouvent du temps à consacrer gratuitement à des activités intellectuelles, et même qui y prennent du plaisir.

    Rappeler que la vie de l'esprit peut aussi être un plaisir, telle est en fin de compte l'utilité, pour beaucoup très inutile, d'une Académie comme celle de Marseille. Son inutilité même fonde cette utilité. Elle ne défend pas ses profits ou ses moyens d'existence en rappelant l'importance des valeurs qu'elle conserve et représente Elle ne forme pas des intelligences pour les adapter aux besoins du monde technique qui nous entourent Elle n'est pas un établissement d'enseignement, ni de recherche, ni d'information, ni de commerce. Elle est le lieu d'échanges intellectuels qui n'ont d'autre but que ses échanges même : la pauvreté de l'institution empêche d'ailleurs le plus souvent d'envisager leur diffusion par la publication. Il s'agit donc bien d'un plaisir, plaisir fugitif et gratuit, plaisir exemplaire dans la mesure où il témoigne qu'un tel plaisir existe. En un temps qui se prétend soucieux d'échanges et de communication, qui pourrait contester l'utilité d'une institution destinée dès sa fondation à les favoriser en dehors de tout souci d'utilité pratique ?

    L'Académie n'est pas utile, mais son existence est exemplaire, et par conséquent nécessaire A condition pourtant que l'exemple ne soit pas toujours tenu sous le boisseau et qu'une action soit menée pour démocratiser des valeurs qu'on ruinerait à vouloir les réserver à une élite qui refuserait de se mettre en cause.

    Roger Duchêne
    Directeur de l'Académie de Marseille